Kangchenjunga
Kangchenjunga - Journal de Gilbert
Prologue (extrait)
Pour partir au Sikkim, il me faut :
– des chaussures de marche Mont-Blanc à semelles en élastopolymère aéré,
– un sac à dos Mont-Cenis 57 litres en latex rétroactif,
– une tente de camping Mont-Ventoux en silico-micropores et armatures carbotitane,
– un sac de couchage Pic-du-Canigou ultra-compressible en nucléonylon,
– une combinaison Mont-Aigoual en poli-aluminium ultra-chauffante.
J'ajoute au panier la gourde en céramique thermo-molle Plomb-du-Cantal, l'imperméable Ballon d'Alsace en plastonikel 46 poches spécial tempête, et la paire de gants Mont-Valérien en coton ionisé qui me semblent être également d'une grande utilité. Je m'offrirai par ailleurs et pour le plaisir, la fameuse mallette Petshüaya comprenant:
– une lampe frontale à ventouse,
– un pistolet d’alarme Pétonaz,
– un téléphone ultra-portable satellitaire Trébrel,
– trois casseroles gonflables,
– une brosse à dent pliable,
– un peigne à cheveux pliable,
– une paire de lunettes élastiques à verres variables,
– des échasses télescopiques avec leur étui,
– la trousse à pharmacie Extrêmes Secours de chez Gravomédilis.
Ces objets d’avant-garde contribueront, je n’en doute pas, à la réussite de ce périple. Pour affronter les hauts sommets il faut être préparé, et tout bon randonneur se doit d'être attentif au matériel. Choisir ce qui est vraiment utile, ne pas s'encombrer de gadgets, trouver les objets qui vous aident quand la nature est contre vous, tels sont les premiers pas de l’aventurier.
À cette fin, notre monde moderne nous impose de savoir acheter : organiser son budget, consulter les catalogues, comparer les prix... Pour ma part, le choix de l'équipement est fait et je ne reviendrai pas sur cette liste qui me semble parfaitement appropriée. Il me faut maintenant trouver le bon fournisseur. Certes, les boutiques de l’aventure, des loisirs et des sports extrêmes ne manquent pas. Mais les vrais professionnels ne sont pas si nombreux. Après maintes études, j'en suis arrivé comme beaucoup d'aventuriers à me tourner vers les deux champions du marché : le célèbre Gros-Spot et le très populaire Décroton. Mais entre les deux, les choix sont difficiles. Ces géants rivalisent en qualité et en promotions toutes plus attractives les unes que les autres. Les sacs à dos sont par exemple payables en trente-six fois chez le premier et le second offre un bonnet de piscine gratuit pour tout achat supérieur à 119,90 euros. J'hésite. Ce bonnet ferait un superbe cadeau pour ma femme.
J’ai cependant une certitude : la malle Petshüaya doit être achetée sans aucune hésitation chez Pâture et Découvrette. Cette formidable chaîne de boutiques, grande innovatrice dans le domaine du développement durable, propose en ce moment à tout acquéreur de la mallette (à condition bien sûr de posséder la carte de fidélité), une réduction de 10% sur le CD Chants des profondeurs sous les vibrations cosmiques, un extraordinaire enregistrement du cri de la baleine bleue un jour d’éclipse solaire. Avec les Chants des profondeurs sous les vibrations cosmiques : adieu le stress !
J’aime ce moment précédent l'aventure. La préparation d’un voyage, c’est déjà le voyage. Ce sentiment remonte à mes premières escapades, lorsque, adolescent, je savourais les prémisses du départ. Nous avions coutume, mes amis et moi, de partir en camping dans les bois du bassin parisien. Les déplacements s'effectuaient alors grâce à nos mobylettes. À la veille de chaque départ, j'équipais la mienne de belles sacoches que je décorais de mes autocollants préférés. Je fabriquais également des étuis pour mes couteaux suisses et je possédais une collection de lampes de poches qui faisait l'admiration de la bande lorsque, munis de l'autorisation parentale, nous partions bivouaquer dans les forêts de Clichy, Brie-Comte-Robert, Coulommiers ou autres sites sauvages de la région.
J'ai toujours été un voyageur perfectionniste. J'aime le matériel et le respecte. Chaque chose doit être entretenue et tout doit être à sa place. C'est pourquoi j'éprouve parfois quelques difficultés. Je confesse par exemple une faiblesse : je n'aime pas enrouler mon sac de couchage pour le faire entrer dans sa housse. Je n'y arrive pas. Il n'est jamais roulé assez serré et ça ne rentre pas. Au moment de l'introduction, le sac se regonfle toujours un peu, si bien qu'il faut désespérément pousser dessus. Il termine alors comme un vulgaire chiffon entassé en boule à l'intérieur de sa protection. C'est plutôt agaçant et, au bout d'un certain temps, ça commence réellement à me gonfler. Je me dis que je vais découper le maudit sarcophage en lamelles et le cramer avec du white-spirit pour ne plus avoir de problèmes avec ce merdier ! Saloperie ! Matériel de crétins !
Bien. J'ai fêté il y a peu mes trente-neuf ans. Je n'oublie pas ces heureux souvenirs et n'ai pas tellement changé. J'ai réalisé mes rêves d'adolescence. Je suis gérant d'une boutique de cyclomoteurs, me passionne toujours pour les voyages et ai acquis une certaine expérience du bivouac. C'est pourquoi il me fallait une aventure à la hauteur de mes capacités. Gladys, ma femme, a souhaité m'encourager. Elle n'a pas, comme moi, la fibre de l'exploration. Elle préfère les plaisirs de la ville : s'habiller, sortir, parler, manger et parler encore. Mais elle fait preuve de sagesse et, reconnaissant qu'on ne peut pas toujours garder son homme à la maison, elle m'a dit :
— Gilbert, je sens bien que tes instincts d'aventurier frappent à nouveau à la porte. J'ai vu l'autre jour sur Internet un site de trekking qui me paraît intéressant. Pourquoi ne le consultes-tu pas ? Je sais qu'en tout homme, il y a un rêveur, un découvreur, un baroudeur ! Pars ! Et surtout ne te retourne pas !
— Et les enfants ?
— Ne t'inquiète pas, je m'occuperai d’eux.
Ma femme est formidable. Elle a trouvé les mots. Elle a su me comprendre. Elle a prononcé trekking avec son meilleur accent anglais. Elle m'a étonné. Je me suis connecté.
Et ce fut la révélation :
JOBBART TREKKING
Sikkim : un voyage exceptionnel aux frontières de l'Inde, du Népal et du Tibet.
Découvrez :
– des villages perdus au cœur de l'Himalaya oriental,
– des monastères bouddhistes,
– des forêts de pins argentés et de rhododendrons géants,
– des ascensions magiques, des crêtes et des cols au-dessus de 5000 m.
Et le joyau du voyage : des randonnées sur les pentes du troisième sommet du monde : le Kangchenjunga et ses 8586 m !
Itinéraire de 24 jours.
Transports : avion et jeep.
L'équipe : sept voyageurs, Bart (guide expérimenté), Basmati (cuisinier indien).
Prochain trek : départ dans 30 jours.
À ne pas manquer !
Je me suis tout de suite décidé. Clic ! À moi le Kangchenjunga ! Notre époque est extraordinaire ! C'est la démocratisation des loisirs ! N'importe quel honnête père de famille, n'importe quelle sympathique maîtresse de maison, sous réserve d'un peu d'entraînement, peut désormais accéder au rang d'explorateur en un simple clic. Vive Internet ! Vive la mondialisation !
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Kangchenjunga - Témoignage pour servir à un monde meilleur
Introduction
Autrefois, je m'appelais Bob Mac Cockoots. Pour le moment, mon nouveau nom n'importe pas. De toute façon, l'histoire que je m'apprête à raconter n'est pas normale. À tous ceux qui se croient raisonnables, les faits relatés ici sont déroutants. Ils sont pourtant réels. Mais pour bien les comprendre, il faut avoir envie de rompre avec ce qui est établi. Ceux qui aiment le conformisme et la normalité ne s'y retrouveront pas. Les voilà prévenus.
J'ai eu deux noms et deux vies, mais je ne suis né qu'une fois. C'était aux îles Shetland il y a un demi-siècle. J'ai passé mon enfance là-bas, au pays des moutons, des tempêtes et des rochers. Mes parents me parlaient en gaélique.
Puis j'ai fait des études à Édimbourg où je suis devenu biologiste botaniste. J'ai dédié ma vie aux plantes. Je les ai examinées, classifiées, plantées, disséquées... J'ai voyagé dans le monde entier à la recherche des espèces les plus rares. Mes travaux étaient reconnus. J'ai écrit et encore écrit. Des centaines d'articles, d'études, de rapports... La communauté scientifique en redemandait.
— Avez-vous lu la dernière publication de Bob Mac Cockoots à propos de l'aximinus de Bornéo ?
— Et celui concernant le trotonium canelé de Sokotra ? Une nouvelle espèce !
Tout allait bien pour moi. J'étais un homme demandé. J'occupais, comme on a coutume de dire, une enviable position sociale.
Jusqu'au jour de mes quarante-trois ans où je me suis fatigué. Quelque chose s'est produit. Probablement la lassitude. Un désintérêt subit pour la vie en société. Je n'y ai plus cru. J'aimais toujours les plantes mais je n'aimais plus les humains. Je ne les avais jamais appréciés, mais cette fois, je ne les tolérais plus. Leurs simagrées, les relations fausses, le pouvoir de l'argent, les élections toujours gagnées par ceux qui ont peur de changer, mais qui se plaignent tout le temps, les riches qui revendiquent hypocritement les droits de l'homme, les pauvres qui meurent de faim, les attardés qui croient encore en la presse...
J'ai eu envie de disparaître.
C'est lors d'un de mes voyages que je me suis décidé. Je travaillais à cette époque sur les végétaux d'altitude. J'avais coutume de me rendre dans l'Himalaya. Un jour, celui de mon anniversaire, j'ai regardé les cimes. Je suis monté jusqu'à ce que le froid m'arrête et je ne suis plus jamais redescendu. C'était il y a sept ans.
Je suis toujours là-haut. Loin de ma vieille terre d’Écosse, loin du gaélique, des tempêtes et des rochers. J'ai aujourd'hui cinquante ans. Âge expérimenté pour le monde d'en bas, âge novice pour celui des montagnes...
Mais je dois commencer par le début. Je dirais simplement, avant d'entamer mon récit, que j'ai longuement hésité. Je ne savais pas si je devais écrire. Ce que j'ai vécu et ce que je suis aujourd'hui ne regarde personne. Pourtant, la civilisation qui menace notre planète m'y a poussé.
Puisse ce témoignage servir à un monde meilleur. Puisse-t-il montrer qu'il vaut mieux vivre libre que docile et qu'il est toujours bon de suivre les chemins non tracés. Puisse-t-il aussi servir à préserver les toits du monde. Sur les cimes, tout semble calme. Depuis la nuit des temps, rien n'a changé. Au sommet du Kangchenjunga règnent le vent et les neiges éternelles. Mais pour combien de temps encore ?
Bob, juin 2017 du calendrier d'en bas, quelque part dans les montagnes