Bichito, policier catastrophique, est l’ennemi juré de Miguelito el loco, le héros d’Obéir ne suffit pas (page précédente). Dans son ombre, il n’est qu’un modeste personnage secondaire. Mais lui aussi a sa vie, ses aventures et son histoire, et, même s’il n’est qu’un agent des forces de l’ordre gauche et véreux, il a le droit à son roman.
Le capitaine Bichito ne portera plus de baskets fluo - chapitre 1
Wilfrido Pastor de la Cueva ne savait pas grand-chose de sa grand-mère. S'il avait été interrogé, il aurait répondu qu’elle était arrivée d’Espagne il y avait des lustres et qu’elle s’était installée ici, à Caimito, le village où il habitait et où il avait grandi. Leur maison était facile à trouver, elle était juste à côté de l’atelier de mécanique au bord de la route principale ! Pour en revenir à sa grand-mère, elle avait débarqué à Cuba avec son mari, mais le malheureux type avait péri dans la montagne en luttant contre des bandits ! En raison de cette sacrée poisse, il ne l’avait pas connu. C’était dommage car c’était son grand-père ! De toute façon, aurait-il commenté, sa famille n’était pas une panacée et ça ne servait à rien de se poser des questions sur le passé, ni même sur le présent ou le futur d’ailleurs, la vie étant assez compliquée comme ça. Enfin, il avait du mal à en savoir davantage, compte tenu que sa grand-mère était devenue muette depuis son accident de charrette ! Évidemment, maintenant elle avait du mal à raconter quoi que ce soit !
Parvenu à ce stade du discours, Wilfrido serait probablement parti se coucher. Il n’avait pas l’habitude de réfléchir autant.
Si plus érudit l’avait aidé, l’intervenant en question aurait expliqué qu'Inocencia de la Cueva Fuentes et Armando Pastor Hecheverría, les grands-parents, avaient quitté leur ville de Vigo quelques années avant la révolution, attirés comme beaucoup par l'île des palmiers et du soleil et troquant la dictature de Franco contre celle de Batista. Ils avaient emménagé dans un bourg situé à quelques kilomètres à l'ouest de La Havane nommé Caimito, qui présentait l'avantage d'être à la campagne sans pour autant être éloigné de la capitale. Ils avaient eu une fille, Ramona, la mère de Wilfrido, avant qu'Armando, partisan du nouveau gouvernement castriste, ne disparaisse dans la chaîne de l'Escambray en 1962 lors de la lutte contre les bandidos, nom donné aux contre-révolutionnaires cachés dans les montagnes. Inocencia avait plus tard été victime d'un traumatisme crânien et perdu la parole.
Mais Wilfrido n'était pas très cultivé et ne s'intéressait pas beaucoup aux autres. C'est pourquoi il ne savait pas grand-chose de sa grand-mère. Il ne savait pas grand-chose à propos de rien en général. À sa décharge, ni la culture ni le dialogue n'étaient le fort de la famille. Après la mort de son mari, Inocencia s’était dédiée corps et âme au verger qu'ils avaient acheté derrière la maison. La tâche était rude et l’absence d’homme s’était fait sentir. Puis survint ce malheureux accident alors qu'elle livrait son stock de citrons sur le marché de Guanajay, le bourg voisin. Dès lors, elle ne parla plus. Sa fille Ramona grandit ainsi sans référence masculine, sans frère ni sœur, et interprétant les gestes de sa mère pour communiquer. Les conversations, la lecture et la curiosité envers le monde ne furent pas de mise, et l’école ne lui réussit pas.
Mais l’enfant ne manqua pas de courage. Dès son plus jeune âge, elle fut un grand renfort pour l’exploitation du verger. La terre était fertile et, à force de travail, mère et fille parvinrent à se maintenir. Grâce à leur ténacité, l’argent entra tant bien que mal jusqu’à ce que Ramona parvienne à sa majorité. Alors, elle songea qu’il était temps pour elle de trouver alliance.
Malheureusement, les amours ne lui réussirent pas mieux que l’école. Son mariage à l'âge de dix-huit ans ne dura que quelques mois, le temps de concevoir Belinda, la sœur ainée de Wilfrido, et de voir le père de celle-ci s'en aller pour une autre. Ne se décourageant pas, elle rencontra par la suite un Allemand de l'Est venu à Cuba dans le cadre des rencontres entre jeunes communistes et atterri à Caimito on ne savait pas trop comment. Elle se prit à rêver de voyage en Europe jusqu’à ce que l’individu reparte seul pour son pays sans plus jamais donner de nouvelles. En guise de souvenir, il laissa au fond de ses entrailles le germe qui, un peu plus tard, donna naissance à Wilfrido.
Ramona n'avait pas eu de chance avec les hommes, ni ses enfants avec leurs pères. Mais si les difficultés de la vie forgent parfois les caractères, ce ne fut pas le cas pour le jeune Pastor de la Cueva. Il aurait pu hériter de la rage de s'en sortir, de l'intelligence des gens meurtris ou bien encore d'une empathie envers l'humanité souffrante. Il aurait pu également, comme beaucoup de ses compatriotes, apprendre la débrouille dès l’enfance et, par là même, acquérir de la vivacité d’esprit, ou encore faire preuve de courage comme sa mère et sa grand-mère. Mais rien de tout cela ne lui fut donné. Sa personnalité se caractérisa par le manque de jugeote, le nombrilisme et la passivité. Ainsi en va-t-il pour nombre d'Homo sapiens de tous milieux, de tous pays et de toutes origines. La sottise n'a pas de frontières, n'a pas de classe sociale, et que l'on vive dans l'empire imbécile de l'argent ou sur ces terres biscornues de la révolution, elle est incontournable.
Wilfrido naquit donc le 1ᵉʳ mai 1980, jour de la fête des travailleurs. La coïncidence ne fut pas de bon augure, et sa mère n'imagina pas qu'il se distinguerait plus tard pour ses inaptitudes au labeur. Il fit ses premiers pas entouré des trois femmes et prit vite l'habitude d'être assisté. Ramona tenta bien d'en faire le « macho » de la famille, comme il est souvent d'usage dans les foyers latins, mais le manque de vivacité du petit la démotiva peu à peu. Il fut considéré comme un être insignifiant qu'il fallait alimenter, mais sur lequel on ne pourrait pas compter. Un sentiment de malédiction s'installa à la maison, comme si aucun homme digne de ce nom ne puisse jamais y vivre. Ramona devint aigrie et passa son temps à jurer contre la gent masculine qui ne servait à rien, et contre la révolution qui lui avait pris son père. Inocencia, muette et vieillissante, ne parvint pas à la calmer et renonça peu à peu à s'occuper de l'équilibre familial. Quant à Belinda, elle considéra dès l'enfance qu'il lui faudrait un jour se trouver un mari étranger. Comme trop de jeunes de sa génération, elle s’intéressa davantage à la façon de séduire les touristes qu'à l'école, et plutôt que d'entretenir le rêve d'égalité de ses ainés, s'imagina qu'être pragmatique se résumait à faire un bon mariage afin de dépenser l'argent d'un autre dans les supermarchés des puissances capitalistes. Sa mère avait été lésée par les hommes, pour sa part, elle les manipulerait.
Wilfrido passa donc son enfance à regarder la télé, à avoir de mauvaises notes à l'école, à manger ce que les femmes lui donnaient et à trainer dans les rues en terre de son modeste bourg de Caimito en compagnie d'autres gamins. Il apprit à jouer avec les boîtes de conserves, à fabriquer des balles de baseball avec du papier et à courir sans chaussures pour ne pas dépareiller de ses camarades qui n'avaient pas de quoi s'en acheter. Mais jamais il ne s'affirma comme un être fort ou inventif. Sans pour autant être bouc-émissaire, il appartenait au groupe des suiveurs, de ceux qui ne décident de rien. Il savait bien donner des coups lorsque son manque de vocabulaire l’empêchait de régler ses comptes par le dialogue, mais à condition que l'adversaire ne soit pas trop costaud. Il n'était pas très beau, se distinguait par sa maigreur, son teint pâle et ses cheveux cuivrés, probablement hérités de son père inconnu. De toute la bande des gamins du quartier, il était le plus clair. Est-ce pour tout cela que lui fut attribué son surnom ? Toujours est-il que ses congénères le rebaptisèrent Bichito, terme utilisé sur les terres hispanophones pour désigner les petites bestioles. Ne trouvant pas la solution pour les en dissuader, il accepta passivement cette nouvelle identité, s'y habitua avec le temps, finit par la revendiquer et ne s'en départit plus pour le reste de sa vie.
Ainsi en alla-t-il de Bichito. Il traversa les années sans étincelles, sans panache, rapidement convaincu de la médiocrité du monde, persuadé de la sienne et croyant comme beaucoup qu'il n'y a qu'une chose à faire : ne penser qu'à soi. Des humains, il n'y avait pas grand-chose à tirer, si ce n'était de l'envie, de la jalousie ou de la méchanceté. Et lorsque vint l’adolescence, rien ne s'arrangea. Les filles ne le regardèrent que par apitoiement, sans jamais lui accorder leurs faveurs. Quant à ses résultats au collège, ils ne furent pas meilleurs qu'au primaire. Il ne fut pas admis au lycée et ne trouva de réconfort que face à la télévision. Sa sœur le considérait comme un incapable et sa mère s'inquiétait de plus en plus à propos de son avenir. Elle entretint un moment l'espoir désuet que le service militaire en ferait un homme, mais l'expérience ne contribua qu'à accentuer sa gaucherie. Il en revint sans perspectives et la tête pleine de vérités pitoyables.
Le destin ne sourit pas à tout le monde. Wilfrido Pastor de la Cueva, dit Bichito, était médiocre en tout. Sa jeune existence avait été un véritable fracas et son futur s'annonçait catastrophique. C'est pourquoi, à l’âge de dix-neuf ans, il entra dans la police.