Les deux amours du candidat Pichot - Chapitre 1
Pichot président !
Qui aurait pu prédire que Maxence Pichot serait un jour le favori des Français ? Qui aurait cru que des milliers de militants de la France qui roule, un puissant parti politique n’existant pas encore, le choisiraient pour leader et candidat officiel à la plus haute des fonctions ? Qui l’aurait imaginé acclamé de la sorte ?
Pichot président ! Pichot président !
Il n’était qu’un tout petit bambin et ni ses parents ni sa sœur n’envisageaient tel succès lorsqu’il courait après les papillons dans le jardin. Il gambadait et rêvait de rapporter à madame Girouf, son institutrice, un beau lépidoptère pour qu’elle le montre à toute la classe. Il avait appris à prononcer l’amusant mot le jour où, triomphant, Mirko Kolakowsky, son voisin de derrière, avait apporté dans une boîte un magnifique spécimen. L’enseignante avait félicité Mirko et demandé aux enfants de répéter tous en chœur : cet insecte est un lépidoptère ! Peut-être fut-ce jour-là que, au fond de l’encéphale grandissant du jeune Maxence, se tramèrent les premiers fils d’un tempérament hors du commun ? Ce fut, en tous les cas, une anecdote digne d’être choisie comme point de départ pour narrer le destin troublant du futur candidat, dont les tourments ne faisaient que commencer.
Alors âgé de six ans, le petit Pichot, n’eut plus qu’une envie : obtenir lui aussi des félicitations. Il redoubla de gambades dans le jardin et captura son papillon. Malheureusement, la vie lui dispensa l’une de ses premières désillusions. Madame Girouf le remercia, le complimenta pour son travail, mais expliqua que l’on avait déjà parlé du thème. Certains élèves le qualifièrent même de copieur et, comble de contrariété, il ne fut gratifié ce jour-là que d’un feu vert sur son cahier d’écriture quand Mirko Kolakowsky put se prévaloir d’un feu vert plus.
À la maison, il enragea.
— Je ne veux plus aller à l’école ! C’est de la faute à Mirko !
Rendez-vous fut demandé par les parents avec l’institutrice pour mettre l’affaire au clair mais la conclusion fut la suivante : Mirko Kolakowsky n’était aucunement responsable. Le petit Pichot se montrait trop jaloux, il convenait de l’aider. Madame Girouf fit une proposition. Elle l’encouragerait à ne plus envier les autres en classe, tandis que Marianne et Richard, ses parents, auraient à charge de le valoriser à la maison.
Les Pichot acquiescèrent. Ils regrettèrent néanmoins que leur fils ne soit pas le meilleur. Ils formaient une famille aisée, honnête et devaient se faire respecter. Le monde est impitoyable, expliquaient-ils autour d’eux. Tout parent lucide doit inciter ses enfants à surpasser les autres ! Il n’y a pas le choix ! Ils n’en dirent rien à l’école, mais, de retour au foyer, firent part de leur déception au garçon afin d’aiguiser son esprit de compétition.
— Tu dois te battre ! T’imposer face à tous !
Puis, pour faire plaisir à madame Girouf qui, malgré tout, était une enseignante d’expérience, ils cherchèrent une idée pour valoriser le rejeton. Ils l’invitèrent à considérer que si sa maîtresse lui avait attribué une table au deuxième rang quand son rival n’était qu’au troisième, ce n’était sûrement pas pour rien. L’idéal, bien sûr, aurait été qu’il soit placé devant tout le monde ! Mais pour le moment, il ne devait pas se sentir inférieur à ce Mirko Kolakowsky puisque celui-ci était assis derrière lui !
Le métier de parents est difficile. Il n’est pas donné à tous d’être intègre et honnête avec ses enfants. L’idée de Marianne et Richard n’était pas des plus justes et le petit Maxence sentit bien que leurs arguments étaient discutables. Pour terminer de le rassurer, ils essayèrent autre chose. Ils lui firent remarquer que, à défaut d’être le meilleur en classe, il l’était au moins à la maison puisqu’il travaillait mieux que sa sœur. Cette fois, l’affirmation était fondée.
Mais l’idée ne fut pas bonne du tout.
— Je suis plus fort que toi à l’école, déclara-t-il à l’intéressée.
— Et bien tant mieux pour toi !
La réponse était inattendue. De quatre ans son aînée, Scarlett n’accordait pas grande importance à l’école. Elle brillait davantage aux jeux dans la cour. Pour le malheur de ses parents, elle n’obtenait que des résultats moyens et s’en accommodait parfaitement. Ils étaient suffisants pour assurer chaque année son passage dans la classe supérieure. Pour le reste, elle ne demandait qu’à respirer et se moquait bien d’être la meilleure.
Maxence n’était donc pas parvenu à la vexer. Elle entamait son CM2 et lui son CP, l’affrontement était perdu d’avance. Ce fut une autre contrariété. Il insista et la harcela. Il affirma tant qu’il pouvait sa supériorité scolaire, la suivit dans la maison, dans le jardin, se moqua de ses résultats, chantonna qu’elle était nulle et ricana, jusqu’à ce que, excédée, elle lui flanque la torgnole qu’il méritait. En pleurs, il se réfugia auprès de sa mère qui s’empressa de réprimander la coupable.
Il n’aurait pas dû se comporter en fayot. À partir de ce jour, Scarlett prit goût à lui dispenser des corrections de temps en temps quand les parents tournaient le dos.
La famille habitait La Varenne en banlieue parisienne dans une villa du bord de Marne. C’était un secteur calme et décent, assurait-on dans les milieux prospères et bienséants, à l’écart des cités des communes voisines. La paix et les papillons régnaient dans les jardins. Les conditions auraient été réunies pour que les deux enfants s’épanouissent si leurs accrochages n’étaient venus rompre le doux paradis familial. D’autres claques furent rapportées par le cadet. D’abord préoccupés, les parents continuèrent de punir l’aînée en lui répétant à l’occasion que son travail à l’école n’était pas satisfaisant. Petit Pichot jubila et, encouragé par le succès, prit l’habitude de pleurer et de clamer à qui voulait l’entendre que Scarlett lui faisait du mal, bien plus qu’elle ne le faisait réellement.
Il exagéra. Découvrant son jeu, Marianne et Richard changèrent bientôt de stratégie. Ils lui rappelèrent qu’il n’était quand même pas le premier de sa classe. Plutôt que de juger les résultats de sa sœur, il ferait mieux de s’occuper des siens et de ne pas la provoquer sans cesse.
L’argument était cette fois des plus pertinents. Mais la vérité ne paie pas toujours. La remarque n’arrangea le problème en aucun cas. L’enfant redoubla de méchanceté à l’égard de son aînée. Quant à l’école, il continua de se montrer envieux envers ses camarades. Débordés, Marianne et Richard ne surent plus comment s’y prendre. Ils continuèrent de réprimander Scarlett pour son laxisme, se demandèrent pourquoi ce Mirko Kolakowsky, qui résidait probablement dans une cité, travaillait mieux en classe que leur petit, et affirmèrent leur conviction qu’un enfant de bonne famille comme le leur ne pouvait se trouver qu’en tête de peloton. Mais exaspérés et conscients de ses excès, ils admirent que, parfois, il pouvait être pris pour une tête à claques. Leur surveillance à l’égard de leur fille se relâcha et il arriva bientôt qu’ils ferment les yeux sur ses vengeances. Une situation bancale s’installa. Le pleurnichard grandit entre le scepticisme de ses parents et les corrections de sa sœur.
Il dut s’adapter. Pour pallier son infériorité physique, il perfectionna sa sournoiserie et, pour plaire à Marianne et Richard, continua d’être fayot. Mensonges et coups en douce furent son apanage. Il développa si bien ses habilités qu’il les utilisa à l’école, ce qui lui valut parfois le succès, parfois les raclées de la part de mécontents.
Au fond, le problème du jeune Pichot était son appartenance à ce sous-groupe si ambigu des moins bons du groupe des bons élèves. Ceux qui croient faire partie des meilleurs sans l’être, ceux dont les résultats sont satisfaisants, mais qui sont toujours devancés par un Mirko Kolakowsky. Pour une famille notable comme la sienne, la position était insupportable. Ses parents ne s’y faisaient pas. Coupable de ne pas être à la hauteur de leurs attentes, le petit Maxence s’empêtra dans sa jalousie. Jaloux ! Ne parvenant pas à briller, il l’était en permanence. Envieux des élèves excellents comme Mirko, il l’était tout autant des bouts en train qui, comme Scarlett, passaient leur temps à s’amuser. Il n’admettait pas d’être surpassé en quelque domaine que ce soit. Perdu, rageant de ne pas être admiré, méprisant tous ceux qui se faisaient remarquer plus que lui, il s’encra dans son complexe. Il apprit à lire et à compter, mais, comme tant d’autres en ce monde admirable, acquit la conviction que la tromperie ou la mauvaise foi sont plus profitables que la franchise. Il opta pour la sournoiserie, le fayotage ou la délation et perfectionna son art du discours malhonnête. Il s’entraina à ne pas baisser le regard quand il mentait, à manier les techniques de l’évitement lorsqu’il ne savait plus quoi dire, et sut bientôt argumenter sans jamais reconnaître qu’il avait tort.
Comment aurait-il pu savoir que ces compétences sont les fondements mêmes du métier de politicien ? Du moins de ceux qui plaisent à la presse notable et aux majorités soumises ? Comment aurait-il pu être conscient que les complexes et les problèmes d’égo sont la sève même de ceux qui ne jurent que par le pouvoir ?Comment aurait-il pu se douter qu’un jour, les multitudes clameraient leur soutien à sa candidature ?
Pichot président ! Pichot président !
Pour le moment, petit Pichot étudiait, fayotait, essayait d’échapper à sa sœur, jalousait tout le monde et cherchait désespérément la reconnaissance de papa et maman.
Ainsi s’enchaînèrent les années jusqu’à ce que son aînée s’intéresse d’une autre manière à d’autres garçons et trouve moins amusant de lui en coller une de temps en temps. Sa maturité nouvelle l’incita même à se montrer bienveillante avec lui. N’ayant plus d’arguments pour se plaindre et trépigner, le jeune Maxence en fut d’abord dérouté. Mais il parvint tant bien que mal à grandir. Il entra au collège, au lycée, et enfin à l’université. Son adolescence ne fut pas plus limpide que son enfance, sa vie affective proche du néant, et, comme tant de jeunes oubliant que la culture ou les sciences rendent plus riche que l’argent, il choisit d’étudier l’économie et la gestion. Il fêta bientôt ses dix-huit ans et, pour célébrer sa majorité nouvelle, commença à s’intéresser aux débats à la télévision.
Ce fut une révélation. Fasciné, il ne se lassa plus d’écouter tous ces leaders politiques s’affrontant en joutes oratoires, expliquant aux téléspectateurs comment marche le monde, démontrant qu’ils l’avaient mieux compris que les autres, affirmant avec aisance et sans hésitation qu’avec eux tout irait bien, et exposant leurs recettes pour sortir la grande France, la chère patrie des Français, de la déplorable crise mondiale provoquée par ceux qui ne pensent pas comme eux. Pris au jeu, il décida qu’il se présenterait au concours d’entrée à l’ENA. Cette fois, Marianne et Richard furent enthousiasmés. Leurs efforts étaient enfin récompensés ! Leur fils suivait le bon chemin ! Celui des meilleurs des meilleurs ! La vie est si difficile ! Il aurait pu s’égarer ! Comme Mirko Kolakowsky par exemple, dont on venait d’apprendre par de vieilles connaissances qu’il étudiait la littérature. Quoi de plus inutile ? Les choses entraient enfin dans l’ordre. Si tout allait bien, Maxence Pichot, à défaut d’avoir été premier de la classe, deviendrait un dirigeant !
Ils avaient oublié que leur prodige appartenait au sous-groupe des moins bons du groupe des bons, et à la catégorie de ceux que ça dérange. Le rejeton se présenta au concours plusieurs années de suite, s’appliqua, s’énerva et s’obstina, mais ne parvint pas à être sélectionné. Il trépigna à chaque fois, raconta toutes sortes de laideurs sur la manière dont les épreuves étaient organisées et goûta encore l’amertume de l’existence. Il n’eut d’autre choix que de continuer ses études de gestion. Il commença également le droit et termina finalement l’université avec en poche un DEA. Ce n’était pas si mal, tant s'en faut, mais il n’y gagna que le doute de ses parents, l’indifférence de sa sœur pour qui les discothèques et les bars parisiens n’avaient plus de secrets, et la colère de ne pas appartenir à la caste supérieure des énarques, ceux qui sont meilleurs que lui, mais quand même pas autant que Mirko Kolakowsky.