Obéir ne suffit pas - Chapitre 2

On peut aimer le show-business et la révolution

    Luis-Miguel. Le prénom n’était pas du goût de tous, à commencer par le grand-père. Celui-ci ne comprenait pas pourquoi Lisette avait eu cette idée saugrenue. Puisqu’elle avait voulu s’inspirer d’un chanteur, pourquoi ne l’avait-elle pas choisi cubain?  Il y en avait tant ! Benny, Pedrito, Polo ou même Arsenio ! Eh bien non. Pour le malheur du muchacho, elle avait préféré ce Mexicain millionnaire, produit du show-business, et dont la profondeur des textes n’avait rien de légendaire. Mais Vicente Bongo Salazar oubliait que sa fille en était une, et surtout de culture latine. Elle ne plaisantait pas avec le cœur et ne voyait pas en quoi un jeune premier si romantique, déclamant avec émotion ses sentiments sur fond de piano et violon, était une mauvaise référence. Il avait donc dû se résigner, d’autant que son obtus de gendre affichait déjà un des traits fondamentaux de son affligeant caractère : il se plierait au choix de sa femme pour ne pas avoir de problème.

    Nous étions en 1994. L’URSS s’était effondrée quatre ans plus tôt et Cuba traversait cette époque si difficile que le gouvernement avait nommée « période spéciale ». Le monde entier pensait que le régime n’en avait plus pour longtemps. Il se trompait. Pendant ce temps, Luis-Miguel, le chanteur mexicain, séduisait les jeunes filles aux cœurs débordants de toute l’Amérique latine. Et aussi la mère de Luis.

    C’est donc en cette période qu’Osvaldo Sotolongo Pacheco et Lisette Bongo Soza s’unirent devant les fonctionnaires de la Révolution avant de donner naissance à Luis-Miguel Sotolongo Bongo, un petit garçon à la peau fripée et au cerveau vierge, mais pour qui la société et surtout la famille avaient préparé un destin. Il apprendra le russe ! disait Lisette. Et il jouera au baseball ! ajoutait Osvaldo. Elle était professeur de russe ; il était chef de chantier et entraîneur de baseball à ses moments perdus. Tous deux étaient issus de milieux modestes mais se considéraient comme enfants de la Révolution qui leur avait permis d’accéder à l’université. Lisette avait étudié la langue du grand pays frère et Osvaldo s’était passionné pour le sport du grand pays ennemi à qui il faut bien ressembler de temps en temps si l’on veut lui tenir tête. Heureux d’être jeunes, heureux d’être parents, Lisette et Osvaldo abordèrent donc cette année 1994 avec optimisme et, malgré les graves problèmes qu’affrontait le peuple cubain, accueillirent leur rejeton dans l’enthousiasme. Le muchacho, affirmèrent-ils, deviendrait à coup sûr quelqu’un de bien. Ils l’aimeraient, le nourriraient, lui expliqueraient le monde et l’aideraient tous les jours à faire ses devoirs, si bien qu’il aurait plus tard un travail à responsabilité, plairait aux filles et construirait la Révolution. Quant aux grands-parents, oncles, tantes et cousins, tous étaient unanimes : il avait le front de sa mère, le nez de son père et le regard intelligent d’on ne savait pas qui.

    Le bébé fit donc son entrée dans le monde entouré d’amour familial mais affublé dudit prénom. Il ne formula aucune plainte à ce sujet et commença sa vie au numéro 28412 de la rue 1B dans le quartier La Puntilla du secteur Santa Fe. Son développement fut parfaitement conforme aux attentes. Il marcha à l’âge attendu, balbutia ses premiers mots en temps et en heure et afficha un rapport entre ses courbes de croissance et de poids digne des graphiques les plus satisfaisants. Il parvint ainsi à son troisième anniversaire, doté de l’approbation du corps médical et muni d’un carnet de santé dûment tamponné par le docteur Edelberto Suárez Hernández du service pédiatrique de la polyclinique de Santa Fe.

    Pour Lisette et Osvaldo, orgueilleux, la bonne forme de leur fils était un soulagement. Car en ces temps difficiles, ils devaient affronter les problèmes de transport, les mauvaises nuits lorsque les ventilateurs ne fonctionnaient plus en raison d’interminables coupures d’électricité ou encore les maigres repas. En ces années-là, Cuba luttait, résistait, inventait les steaks de peau de bananes, élevait des cochons dans les appartements, s’éclairait à la bougie, fabriquait des vêtements avec les sacs de farine et rafistolait les vieilles paires de chaussures pour retarder le moment où leurs propriétaires devraient marcher pieds nus. La Cité des colonnes était dans sa période sombre. Ne circulaient dans les rues que quelques camions et le million de bicyclettes que la Chine avait offertes au pays. Les habitants tentaient de s’adapter tout en gardant leur dignité. Il leur fallait apprendre à vivre sans leurs eaux de toilettes, leurs élégants vêtements, et tous les lieux de fête que, dans sa sensualité tropicale, leur cité si unique leur avait offerts. Désormais, il y aurait dans le pays deux générations. Celle qui avait connu l’enthousiasme et le changement, et celle qui connaîtrait la survie. L’argent russe n’arrivait plus et, pour la première fois de son histoire, le pays devait affronter seul son destin. De l’autre côté de la mer, les dirigeants du plus puissant pays du monde trouvèrent intelligent de renforcer leur blocus économique dans l’intention d’affamer un peu plus ce peuple insoumis.

    Luis-Miguel, pour sa part, ne se rendait compte de rien. Insouciant, il consomma le yaourt aigre que ses parents obtenaient grâce au carnet d’approvisionnement et commença à gambader dans les rues du quartier. Il y fit ses premières armes et y apprit, comme de nombreux gamins des faubourgs havanais, les rudiments de la vie.

    Ici à Santa Fe, les rues n’offraient pas grand danger. Elles étaient occupées par les voisines bavardes, les joueurs de domino, les regroupements d’adolescents et les gamins qui s’amusaient. L’ambiance y était aussi simple que les riverains, qui s’appelaient entre eux socio, compadre, hermana, hija ou viejo[1] selon l’humeur, qui se tutoyaient, qui ignoraient les agendas et qui, plutôt que de se téléphoner, enfilaient leurs tongs et prenaient le temps de se déplacer jusqu’à la porte de l’interlocuteur avant de crier dans la rue pour qu’il sorte. Hermano ! Familia ! Comment ça va ? Puis les longues conversations commençaient et s’il restait un peu de rhum à la maison, c’était encore mieux. Ainsi en allait-il du monde que les balseros abandonnaient. Un monde en difficulté, mais où les gens savaient encore être simples. Peut-être était-ce grâce à ce ciel bleu comme nulle part ailleurs ? Ou peut-être était-ce qu’en ces contrées on avait appris depuis longtemps à reconnaître les vrais problèmes ? Muchacho ! Ce n’est pas parce que la vie est dure qu’il faut s’arrêter de rire !

    La vie suivit d’ailleurs son cours. Les mois passèrent et, comme rien n’est immuable, le pays, ayant touché le fond de l’abîme, entama peu à peu sa remontée des enfers. Doucement, la famille Sotolongo Bongo réussit, grâce aux inventions de tous, à mettre un peu plus de riz dans les assiettes. La diète s’améliora et, bien que ni variée ni idéale, elle ôta un peu d’âpreté au quotidien.

Puis il y eut une bonne nouvelle.

    — Osvaldo ! Ton père veut te parler, cria un jour Lázaro, le voisin d’en face, qui avait la chance d’avoir le téléphone.

Edmondo, le père d’Osvaldo, vivait à l’autre bout de l’île dans la province de Las Tunas. Il n’avait pas souvent l’occasion de voir son fils, mais, cette fois, celui-ci aurait tout intérêt à faire le voyage.

    — Hijo ! J’ai récupéré la moto avec side-car de ce sacré Juan-Carlos ! Il ne peut plus la conduire à cause de son opération de la hanche !

Edmondo se trouvait ainsi en possession de la moto mais également d’une vieille Pontiac datant d’avant la Révolution et qu’il avait héritée de son propre père. Estimant qu’elle serait plus utile à son fils et à sa famille, il avait décidé de la lui donner maintenant qu’il avait une moto équipée d’un side-car pour se déplacer avec Melinda, la mère d’Osvaldo.

    — Quand viens-tu la chercher ? Ça nous fera une occasion de passer un bon moment ! On ne t’a pas vu depuis le mariage de la cousine Sarah !

    — J’arrive ! répondit Osvaldo sans s’étendre pour ne pas abuser du téléphone de son voisin.

    Il réserva donc le premier aller simple disponible, traversa le pays et arriva un matin chez lui, tout là-bas, dans la région de l’Oriente. Il y retrouva ses parents, sa sœur Elena et son mari Paco, l’oncle Juan-Carlos et sa femme Rosa, la cousine Sarah qui depuis la dernière fois avait eu le temps de divorcer, et nombre de cousins, tantes, neveux ou voisins à qui il avait tant de choses à raconter. Familia ! Ça fait plaisir de retrouver son monde ! On discuta, on trinqua, on mangea et on rediscuta. Osvaldo oublia les soucis et profita de ces quelques jours dans sa ville natale où, compay, l’on est encore moins stressés qu’à la capitale.

    Puis, au volant de la Pontiac, il entreprit le retour. Il s’engagea sur la route principale pour effectuer les sept cent cinquante kilomètres qui le séparaient de La Havane. Il ne dut s’arrêter que trois fois. La première à Camaguey pour nettoyer le carburateur, la deuxième en pleine campagne après Ciego de Avila pour réparer l’allumage, et enfin à Santa Clara pour changer le joint de culasse. Cette ultime avarie lui valut une pause de deux jours dans la ville historique le temps de trouver le joint, le mécanicien pour l’aider et de se faire quelques copains, car, sur la plus grande île des Caraïbes, lorsqu’on répare son moteur, on attire toujours un certain nombre d’amateurs de cambouis qui, mi hermano, ne peuvent pas te laisser tout seul dans cette affaire !

    Triomphant, il parvint enfin à Santa Fe où tous l’attendaient. La Pontiac fut fêtée comme il se doit et reçut la bénédiction des riverains qui la lorgnèrent comme ils lorgnaient le téléphone de Lázaro. On en parla également aux alentours et les curieux se succédèrent au domicile des Sotolongo pour contempler l’engin et délivrer leurs commentaires techniques.

   Pourtant, la Pontiac ne resta pas longtemps la propriété d’Osvaldo. Il l’échangea finalement contre la Moskvitch d’Ivan, le chef d’hôtel, qui résidait trois rues plus loin. Bien que plus petite et beaucoup plus fragile, la Moskvitch, dite plutôt Moskovitch par les autochtones compte tenu de la prononciation barbare, avait l’avantage d’être plus récente et de marque russe. Pour Lisette, c’était un argument décisif. Elle était en outre orange et plus visible que la Pontiac bleu marine, ce qui, sur les terres latines, n’est jamais à négliger.

    Ainsi s’installa la Moskovitch chez les Sotolongo. Elle aussi fut fêtée comme il se doit, car si on ne fête plus rien, ce n’est pas très bon pour la santé. Muchacho ! Les riverains comparèrent les avantages d’une vieille américaine et ceux d’une voiture russe, pesèrent le pour et le contre, et opinèrent à la majorité qu’au bout du compte, Osvaldo n’avait pas fait une mauvaise affaire.

    Luis-Miguel, qui approchait de ses quatre ans, déclara qu’il trouvait rigolo de voir plein de nouvelles voitures à la maison mais qu’il aurait préféré un bateau. On ne s’étonna pas trop du commentaire. Depuis tout petit, il affichait une fascination pour l’océan. Il demandait sans cesse à se promener au bord de l’eau et, tandis que l’horizon des enfants de son âge se limitait aux coquillages qu’ils ramassaient, lui souhaitait savoir ce qu’il y avait tout là-bas, au bout du ciel après la mer. Il voulait également comprendre où se rendaient les avions lorsqu’il les voyait passer et disparaître, eux aussi, au bout du ciel. Sans trop savoir d’où lui venaient ces interrogations précoces, on s’y était habitué, si bien que pour tous, il était déjà acquis que Luis-Miguel avait des instincts de voyageur.

    Lisette, pour sa part, avait les pieds ancrés à Santa Fe. Elle se félicitait pour l’acquisition de la voiture qui rendrait à la famille bien des services. Elle pouvait maintenant penser plus sereinement à l’avenir et c’était tant mieux. D’autant qu’un autre événement se préparait. Pour Luis-Miguel, deux sœurs étaient en route. Ce n’était pas que l’argent affluait, loin de là. Comme beaucoup de Cubains et compte tenu des temps difficiles, Osvaldo et Lisette avaient hésité avant d’agrandir la famille. Mais ils avaient décidé de ne pas laisser le rejeton dans sa situation de fils unique. D’ailleurs, l’arrivée subite de la Moskovitch n’était-elle pas un signe ? Ils avaient attendu de savoir s’il s’agissait d’une fille ou d’un garçon avant de lui parler. Mais ce fut bien des jumelles — le docteur Suárez Hernandez était formel — qu’ils durent annoncer à leur fils après la première échographie.

    — Hijo, avait dit Osvaldo soucieux de le préparer à la vie. Tu n’auras pas de frère ! Nous ne pourrons pas former l’équipe de baseball que j’espérais ! Mais nous nous serrerons les coudes ! Tu m’aideras à la maison, nous bricolerons, nous entretiendrons la Moskovich et nous nous occuperons comme il se doit de nos trois muchachas ! Tu verras, je t’expliquerai comment t’y prendre. Tiens, par exemple, tu devras être philosophe comme moi. Avec les filles, il ne faut pas s’en faire. Il faut les laisser choisir ! Tu dis que tu es d’accord ! Ça ne les empêche pas de se plaindre, mais ça t’évite les discussions à rallonges ! Tu verras mon fils ! Et on jouera quand même au baseball !

    C’est donc finement préparé par son père que, quelques mois plus tard, Luis-Miguel accueillit en compagnie de ses parents deux créatures de six livres chacune. Malgré les critiques désabusées de Vicente mais avec l’accord philosophe d’Osvaldo, elles furent prénommées Shakira et Jennifer par Lisette en référence évidemment aux deux célébrités du show-business latino-américain, et pour qu’en grandissant elles ne soient pas jalouses du grand frère. Hurlant jour et nuit lorsqu’elles avaient faim, soif ou quantité de choses, Shakira et Jennifer accaparèrent l’attention de tous comme s’il n’existait plus rien d’autre dans la maison. Désormais, Luis-Miguel devrait grandir un peu plus seul, ce qui au fond ne le dérangeait pas beaucoup.

    Mais deux événements ne venant jamais sans un troisième, c’est également à cette époque qu’il fut inscrit au jardin d’enfants. Il fut mêlé à ses pairs pour démarrer avec eux la longue enfilade des années au cours desquelles, regroupés par paquets uni-âge, les petits d’humains acquièrent les connaissances essentielles à une intégration harmonieuse dans le monde merveilleux qu’ont concocté leurs aînés. Il s’engagea sur l’honorable parcours institutionnel avec la candeur de son âge et la certitude de Lisette qu’il franchirait, une à une et avec brio, toutes les étapes jusqu’à l’université.

    Elle ne se trompait pas.   

    Pourtant, si tous les chemins mènent à Rome, il arrive que certains individus les abandonnent.

  Elle ne pouvait deviner que le jour même de ses dix-huit ans, peu après son entrée en faculté, son fils choisirait de partir pour le Mexique. Tel serait l’aboutissement de son adolescence : un départ. Pourquoi ? On pourrait répondre simplement qu’il y a des gens comme ça et qu’il était fait pour voyager. Mais beaucoup s’interrogèrent sur son cas qui ne fut pas banal. Alors voilà : pourquoi Luis-Miguel est-il parti ?

[1] Collègue, compère, sœur, fille, vieux. Se disent à n’importe qui de façon informelle.

Obéir chapitre 2